Note de lecture – Elisabeth VANDENHEEDE (Université Libre de Bruxelles) L’auteur de l’ouvrage Le Caire. Une cité mère à sauver. Culture, urbanisme, société, est Mahmoud Ismail. Ingénieur-architecte de l’Université du Caire, il a obtenu un doctorat d’études urbaines, aménagement et urbanisme en 2005 à l’Université Paris 8 sous la direction de Françoise Choay et Charles Goldblum. Ses thèmes de recherche portent sur la conservation et la réhabilition du patrimoine architectural, en particulier en ce qui concerne le Caire et son quartier historique. Il est aujourd’hui maître de conférences à l’Université Française d’Egypte en faculté d’ingénierie après avoir travaillé dans divers projets culturels tels que le bureau culturel de l’Ambassade d’ Egypte en France. Dans ce cadre, il participera à plusieurs reprises en tant qu’expert à des projets de réhabilitation urbaine en Méditerranée. Il publie le présent ouvrage en 2010 aux Editions l’Harmattan alors qu’il travaille à l’Ambassade égyptienne à Paris. Il s’agit très probablement de la publication de sa thèse dans une version mise à jour. Il tente de proposer, suite à une analyse minutieuse, une solution, appelée « stratégie globale », pour la réhabilitation et la conservation du quartier historique du Caire « en se substituant à l’approche statique d’un schéma directeur ». En effet, ce quartier ancien est aujourd’hui en déliquescence et laissé à l’abandon alors même qu’il compte près de 1000 monuments historiques de l’époque islamique médiévale, classique et moderne dont plus de 600 classés. L’objet de notre propos sera de montrer, premièrement, l’intérêt de la méthode employée; deuxièmement, de développer le thème du patrimoine à sauvegarder à tout prix comme vision occidentale et troisièmement, l’enjeu du tourisme de masse derrière cette politique de réhabilitation. Le présent ouvrage se base sur une méthode de type hypothético-déductive avec une approche à la fois socio-historique et à la fois géographico-spatiale. Décliné en trois parties, l’auteur montrera que la notion de patrimoine dans le contexte égyptien sera en grande partie consacrée à l’archéologie et à l’Egypte ancienne tandis que le patrimoine islamique sera en partie délaissé. Ceci est du notamment aux faits des savants européens (en particulier les Français lors de l’expédition de Bonaparte) qui ont mis l’accent sur les recherches archéologiques de cette époque pré-chrétienne. Le patrimoine égyptien subira de lourdes conséquences de l’époque de la colonisation et de la fin de l’empire ottoman car il fut dilapidé au profit des plus puissants ou détruit pour être revendu aux riches touristes de passage. Malgré tout, les efforts de conservation ont été nombreux mais bénévoles puisque peu de moyens ont été mis en œuvre pour effectuer ce patient recensement du patrimoine égyptien. La révolte des officiers en 1952 n’a guère changé la donne et a même accentué le processus de modernisation en cours depuis les grands travaux entrepris par Mehmet Pacha à la fin du XIXe siècle. Ce dernier était inspiré par Haussman et la ville égyptienne, notamment son quartier le plus ancien en a subi les conséquences : de rues étroites entremêlées, les grands boulevards les ont remplacés. Toutefois, la majorité de ce quartier historique n’a subi depuis le VIIe siècle aucun destruction totale ni invasion. C’est pourquoi il est riche d’architectures dynastiques successives (Abbassides, Fatimides, Mamelouks, Ottomans, etc.). Pourtant, il est devenu, en raison de la mégalopolisation du Caire (elle est la première ville d’Afrique et première du monde arabo-musulman), un quartier très dense, très pauvre, avec une grande proportion de gens analphabètes, se sentant peu concernés par leur environnement du au délaissement des pouvoirs publics. En raison du système ancien et persistant des waqf (endroits privés mais offerts à la charité publique comme les écoles, mosquées, etc.), mais aussi de la densification du Caire, les terrains et les loyers subissent de très fortes pressions et donc une montée des prix, isolant un peu plus les habitants de ce quartier. Par ailleurs, cet isolement est accru à cause d’une administration inexistante, d’une bureaucratie lente, incompréhensible et sans moyen financier, d’une voirie non entretenue (problèmes d’égoûts, de ramassage des déchets, d’accès à l’eau potable). Les plans de restructuration du FMI (Fonds Monétaire international) et de la BM (Banque Mondiale) n’ont rien fait pour arranger ce problème si ce n’est l’amplifier en finissant de désengager la sphère publique de ce quartier historique. La méthode multidimensionnelle employée ici est très intéressante à plusieurs titres. D’abord réhabiliter le temps long dans une solution de réhabilitation et comprendre les enjeux historiques qui s’en dégagent ; enfin la connaissance du terrain à la fois de manière archéologique mais aussi économique et sociale permet d’appréhender une solution qui soit locale et participative en proposant par exemple des rénovations à faible coût ou en demandant aux résidents une action concrète pour leur quartier (ce qui aura d’autres impacts sociaux et économiques et qui n’entrainera pas nécessairement un cercle vertueux pour autant). Au delà d’une proposition claire de réhabilitation et de conservation du Caire historique, l’auteur développe une critique constructive de la notion de patrimoine à travers notamment l’ouvrage majeur de Françoise Choay . C’est sur cette notion que nous voudrions nous arrêter quelques instants. En effet, c’est lors de la révolution industrielle qu’est apparue cette notion de conservation. Si les monuments représentaient le pouvoir, les monuments devenus désormais historiques, appartiennent à une histoire longue voir universelle comme en témoignent les sites protégés par l’UNESCO. Cette volonté de préserver des bâtiments, des terrains mais aussi maintenant des rites et des fêtes (patrimoine immatériel), témoignent d’une volonté, nous semble-t-il, d’arrêter le temps et de figer en quelque sorte certains témoignages historiques qui ont eu la chance de subsister au cours des invasions, intempéries ou actes terroristes. La destruction des statues de Bouddha incrustées dans les montagnes en Afghanistan par les Talibans ou les palais népalais détruits lors du récent tremblement de terre ont ému aux 4 coins du monde. Pourtant, il s’agit bien là d’une notion toute moderne et contemporaine de cette préservation à tout prix, y compris parfois au détriment des habitants au nom du tourisme global. Nous pensons par exemple au business kenyan de la visite des villages masaï, villages qui n’ont plus d’authentiques que le nom. Loin de nous l’idée de vouloir remettre en question cette science du patrimoine, cependant, il est intéressant, comme l’a souligné l’auteur, de revenir sur ces notions occidentales diffusées aujourd’hui à l’échelle planétaire. Parfois, oui, les habitants de ces lieux ne voient pas la nécessité d’investir dans cette conservation alors qu’eux-mêmes souffrent d’un manque d’accès à l’eau ou à l’emploi. Ce sera l’objet du deuxième point. La « solution globale » porte bien son nom dans la mesure où elle va englober la participation active des habitants du quartier historique pour, à la fois, leur promulguer une vie plus agréable en proposant des infrastructures adéquates à leurs besoins de base (eau potable, tout à l’égout, commissariat, éclairage publique, souks, etc.) mais aussi en les investissant personnellement dans les travaux de rénovation. C’est aujourd’hui les solutions de réaménagement qui sont le plus souvent employées notamment par les grandes institutions internationales. Pourtant, force est de constater que les quartiers les plus rapidement réhabilités sont ceux qui ont du haut potentiel touristique comme l’a montré l’auteur avec le cas du « forum des religions », quartier situé à côté du quartier historique qui regroupe les plus anciennes églises et mosquées d’Afrique ; aujourd’hui c’est l’un des quartiers les plus visités. Il ne nous semble pas qu’une étude ait été menée sur l’impact de ce tourisme sur les habitants. Dans quelle mesure faut-il privilégier les touristes et non pas les habitants ? Ceci est vraisemblablement le revers de la médaille de ce quartier historique : est-ce que les habitants décident réellement de ça ? Nous en doutons. En conclusion, la lecture de cet ouvrage fut extrêmement intéressante notamment pour sa profondeur historico-culturelle à la fois du phénomène du patrimoine égyptien mais aussi sur l’urbanisation du Caire au travers d’un objet, à savoir le quartier historique. Capitale depuis 14 siècles, la plus grande ville d’Afrique et du monde arabo-musulman témoigne et concentre à la fois un héritage culturel majeur issu des multiples dynasties au pouvoir et un carrefour économique et théologique de la Méditerranée avec notamment la plus ancienne université du monde, Al-Azhar. Cependant, la « modernisation » ou « occidentalisation » de la ville sans véritable industrialisation a accéléré l’attraction que suscitait déjà Le Caire (« la subjugatrice » en arabe) pour en faire une mégalopole aux nombreux problèmes d’insalubrité, de chômage, de surpopulation, de pollution. Le quartier historique témoigne de tous ces problèmes. La solution proposée est la solution communément admise aujourd’hui dans les processus de réhabilitation. Cependant, il s’agit aujourd’hui de se questionner sur les effets sociologiques, politiques et économiques de ces réhabilitations et de remettre en question le tourisme, lui aussi globale, avide de sensations « authentiques ». Cette critique se retrouve notamment chez les géographes critiques tels que Mike Davis ou David Harvey qui réfléchissent aux notions d’espaces néolibéraux et à la globalisation des architectures. Bibliographie François Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992. Mike Davis, Le pire des mondes possibles : de l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2007. David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville : néolibéralisme, urbanisation, résistances, Editions Amsterdam, 2011. Mahmoud Ismail, Le Caire. Une cité mère à sauver. Culture, urbanisme, société, Paris, L’Harmattan, 2010.