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Sociologie des Brazzavilles noires

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(2012)

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  • @julienremy66
    9 years ago
    A. Georges Balandier : une sociologie « dynamique » pour saisir les mutations de la société africaine La publication de Sociologie des Brazzavilles Noires (1955) intervient dans le contexte d’une Afrique en pleine évolution, du fait des difficultés liées à la situation coloniale, de l’émergence et du développement du phénomène urbain, mais aussi des premiers signes d’une résistance africaine à la domination coloniale. Par ailleurs, après la Première Guerre Mondiale, les villes africaines connaissent une forte période de croissance, et les pays Européens se livrent une guerre économique au travers de leurs investissement dans les colonies (dans notre cas, par exemple, la rivalité entre Brazzaville et Kinshasa, du Congo Belge, est importante). G. Balandier, né en 1920, est philosophe et ethnologue de formation. Après sa thèse, il donne quelques cours sur le développement à l’Institut d’études politiques de Paris (avec Alfred Sauvy, avec lequel il invente la notion de « tiers-monde »). Peu après, il fonde le Centre d’études africaines, alors qu’il enseigne à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (VIème section). En 1962, il est élu professeur à la Sorbonne et inaugure la première chaire de sociologie africaine. Hormis l’ouvrage déjà cité, G. Balandier est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont Anthropologie politique (1967), Sens et puissance (1971), Le détour (1985), Le désordre (1988), Le Grand système (2001) ou encore Civilisation et Puissance (2005). L’ouvrage Sociologie des Brazzavilles noires est étude comparative de deux quartiers de Brazzaville : Bacongo, quartier caractérisé par une certaine homogénéité ethnique et une relative reproduction des structures traditionnelles ; et Poto-Poto, où une hétérogénéité ethnique plus grande est de mise, ce qui oblige ses habitants à créer ou inventer de nouvelles socialités, urbaines, à distance de leurs traditions. Les différents chapitres portent successivement sur l’exode rural, la démographe et le peuplement, les problèmes liés au travail, l’organisation sociale et les conflits. L’étude se termine par une série de portraits biographiques. B. Deux oppositions/distinctions et la situation coloniale : pour une meilleure compréhension de la ville africaine Il y a selon nous au moins trois points de raisonnement intéressants à discuter dans cet ouvrage. Les deux premiers points seront présentés ici sous la forme de deux distinctions sociologiques qui apparaissent assez fertiles : d’une part, la distinction entre « homogénéité » et « hétérogénéité » ethnique dans les différents quartiers de Brazzaville, et, d’autre part, la différenciation des sexes, et les bouleversements induits par l’expérience urbaine (et ce, quand bien même l’auteur reconnaît avoir eu des « possibilités d’investigation » limitées sur le sujet, cf. p. 18). Le troisième point est relatif à la situation coloniale. Notons que ces différents aspects ne font pas l’objet d’un chapitre spécifique, et traversent au contraire l’ensemble du livre. 1. G. Balandier compare deux quartiers, qui se distinguent peu sur le plan de la configuration spatiale, mais qui ont une composition sociale et « ethnique » sensiblement différente. D’abord, Bacongo. Ce quartier présente une relative homogénéité ethnique. La quasi-totalité de ces habitants sont en effet des Ba-kongo [cf. p. 30-31], originaires de quelques villages avoisinants de Brazzaville. Leurs liens avec le village d’origine sont encore relativement fréquents, et, par conséquent, les normes et valeurs traditionnelles pèsent encore sur les comportements de ces nouveaux urbains. A Poto-Poto, en revanche, différents peuples et ethnies coexistent. Pour G. Balandier, cette hétérogénéité est source d’innovation sociale. Ne pouvant plus se reposer sur les équilibres de la tradition, les habitants de Poto-Poto sont obligés d’engager de nouveaux modes de relations. Cependant, l’interprétation de cette propension à l’innovation nous semble quelque peu limitée. Plus loin dans l’ouvrage, G. Balandier fait l’hypothèse que les habitants du quartier de Poto-Poto y sont venus « par souci d’échapper aux contraintes traditionnelles » et évoque un « processus de dérobade que la dispersion ethnique favorise », et une situation urbaine qui permet « de ne plus être vu » [p. 115]. La ville, pour G. Balandier, est à la fois destructrice (des normes traditionnelles) tout en étant émancipatrice pour les individus. Et G. Balandier fait parfois comme si les Brazzavillois étaient irrésistiblement attirés par ce modèle urbain, ce qui nous paraît loin d’être évident. 2. Un autre point de questionnement est l’analyse produite par G. Balandier sur les relations entre les hommes et les femmes dans la ville, et sur la façon dont elles se modifient. Ces évolutions affectent d’ailleurs les deux villages étudiés [cf. page 56], ce qui contredit légèrement son parallèle entre hétérogénéité et innovation. Un fort déséquilibre démographique (surreprésentation des hommes) induit une liberté accrue pour les femmes, qui sont en position de « faire jouer la concurrence » entre les différents hommes avec lesquelles elles peuvent entretenir une liaison [cf. p. 54]. « La femme citadine bénéficie d’un véritable renversement des rôles » [p. 54] ajoute G. Balandier. La difficulté, ici, est de voir si, comme précédemment, ces nouveaux modes de socialité urbaine sont véritablement vecteurs d’émancipation pour la femme, ce que peut parfois laisser croire G. Balandier. On peut parfois en douter, au fil de la lecture, notamment lorsque l’auteur nous informe que, par exemple, la femme « peut se ‘lier’ ; du moins tant qu’elle est jeune, au gré de ses inclinations et de son intérêt le plus matériel » [p. 56] ou, dans le chapitre consacré aux divorces, « certains maris consentent à une véritable commercialisation de l’adultère » [p. 171]. Tout cela ressemble à une « marchandisation » des rapports entre les sexes, bien davantage qu’à une émancipation. 3. Enfin, le troisième intérêt de l’ouvrage est de mettre à nu la « brutalité sociologique », si l’on peut dire, de la situation coloniale. A cette période en effet, la ville est encore administrée par les Français. Il existe plusieurs éléments permettant de décrire cette situation, et, surtout de souligner son caractère profondément inégalitaire et « destructeur » des configurations sociales et culturelles locales. Destructeur, d’abord, car G. Balandier montre que la croissance démographique urbaine est étroitement liée à la destruction des formes sociales traditionnelles induit par la colonisation et ses « grands travaux ». Et, pour ce qui nous concerne ici, ce sont les dix années de construction du chemin de fer Congo-Océan qui ont « imposé, dans le Bas-Congo, un déracinement des villageois qui s’achèvera, pour certains de ces derniers, par une émigration vers la capitale fédérale » [p. 25]. Inégalitaire, ensuite, et ce, pour au moins trois raisons : D’abord, la concurrence déloyale des commerçants européens [cf. notamment p 25]. Ensuite, la pauvreté et la précarité des travailleurs brazzavillois [cf. à partir de la page 63]. Enfin, la sévérité du régime juridique colonial. Les deuxième et troisième raisons apparaissent assez nettement dans les témoignages des personnes jugés pour vol (« J’ai volé pour manger, j’avais faim » ou encore « Comme je ne gagne que 20 francs par moi, je n’ai plus d’argent et c’est pour manger que je volais du manioc », cf. p. 68). Le décalage entre ces motivations, qu’on peut sans mal juger légitimes, et la sévérité de la justice coloniale apparaît clairement lorsque G. Balandier évoque les peines encourues (par exemple, « de 1 mois de prison (vol de poulet) à 2 ans de prison et 5 ans d’interdiction de séjour (vol de fruits, suivi de ‘refus d’obéissance envers un agent’) », cf. page 68). C. Vers une vision moins « dichotomique » de la société brazzavilloise ? Cet ouvrage de Balandier témoigne de l’intérêt que peut avoir le regard sociologique que la ville africaine. En décalant le regard de l’anthropologue pour l’inviter à observer le fait urbain, « phénomène transitoire, impur, mais vivant et présent » [Lévi-Strauss, Revue Française de Sciences Politiques, 1956, volume 6, Numéro 1, p. 178], Georges Balandier a sensiblement renouvelé la sociologie et anthropologie française. Il a notamment introduit le concept de « sociologie dynamique ». Les tensions ou distinctions repérées dans l’ouvrage, et que nous avons présentées dans la partie précédente, sont toutes en lien avec la distinction sociologique classique, introduite par Tönnies, entre « communauté » et « société », entre solidarité mécanique et solidarité organique (Durkheim), ou encore entre communalisation et sociation (Weber). De ce fait, s’il part d’une perspective novatrice, G. Balandier se révèle, au fil de la lecture, assez « classique » (au sens des « classiques » de la sociologie), car maniant des oppositions fréquemment utilisées par les sociologues, et ce, sans les « interroger ». Pour nous, G. Balandier met en évidence deux registres de socialité (traditionnel et urbain) et décrit, notamment à Poto-Poto, le passage de l’un à l’autre. Peut-être aurait-il été intéressant de repérer les ambiguïtés, ou encore les imbrications entre ces deux registres de socialité, par exemple en s’intéressant sur ce qu’il y a de traditionnel dans la ville en construction à Poto-Poto, et sur l’urbanité en devenir dans un quartier relativement traditionnel comme Bacongo. Plusieurs éléments relevés par lui auraient pu lui permettre d’aller dans cette direction : le nombre important « d’étranger à la ville » à Bacongo (cf. pages 36-37), le fait que les « mariages ethniquement mixtes » ne soient pas « plus vulnérables que les mariages homogènes (cf. p. 170), ou encore que « les conflits apparaissent […] surtout à l’intérieur » d’une même ethnie (cf. p. 176). G. Balandier aurait pu mettre le doigt sur les contradictions internes à la société traditionnelle (indépendantes du contact avec les colons, et avec les autres ethnies qu’induit la ville). C’est ce qu’il fera dans d’autres ouvrages, et notamment Anthropologie politique (1967). Il nous semble en effet que les deux registres du social qu’il place sur une échelle temporelle, synchronique, peuvent également être conçus de façon synchronique, comme deux modalités du vivre ensemble qui coexistent au sein de la tradition comme de la modernité urbaine.
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